Un plan très particulier : SUSSEX - PROUST

, par Citronnelle

Les Plans SUSSEX & PROUST

© Création Philippe Vergé

Article rédigé par Dominique Soulier

Avant-Propos :

En 1943 les grands réseaux de renseignements (SIS, SOE, BCRA) créés et opérant depuis le début de l’occupation en France occupée et en zone dite libre, c’est-à-dire depuis 1940-41 et 1942 avaient subi et subissaient encore des pertes nombreuses et tragiques qu’ils continueraient d’ailleurs à connaître en 1944 et jusqu’au bout.
Les services de l’Abwehr et surtout la Gestapo, malgré le courage des patriotes composant ces réseaux, arrêtaient, exécutaient ou déportaient de nombreux combattants de l’ombre qui étaient indispensables pour informer le grand état-major allié en Angleterre (SHAEF).
Ces grands réseaux qui avaient pour noms Ajax, Alliance, Brutus, Buckmaster, Cohors, Confrérie Notre Dame, Castille, F2, Marco Polo, Phratrie, Saint Jacques, etc., risquaient d’être entièrement anéantis avant le « jour J » correspondant au débarquement des troupes alliées sur les côtes de Normandie, c’est-à-dire au moment où l’on aurait le plus besoin d’eux pour avoir des informations fiables le moment voulu.

Naissance du Plan Sussex

C’est pourquoi dans l’optique de la préparation du débarquement en France, l’état-major du Général Eisenhower imagina en mars 1943 de créer un plan baptisé « Plan Sussex », visant à mettre en place, en parachutant des agents dans toutes les régions au nord de la Loire qui seraient de potentielles zones de combats, des équipes de deux officiers français en civil (un observateur et un radio) placés en des points stratégiques. Ceux-ci devaient fournir en temps réel aux Alliés pendant et après le débarquement des informations cohérentes sur l’état moral et matériel de l’armée allemande, son ordre de bataille, ses mouvements de troupes et notamment ceux de ces divisions « Panzer », ses dépôts de matériels et de munitions, ses installations de rampes de lancement des bombes volantes V1 etc., afin que l’état-major puisse prendre les décisions opportunes et intervenir efficacement, notamment par des bombardements sur les convois, concentrations de troupes et de matériels.
Le Commander Kenneth Cohen du SIS (Grande Bretagne),

le Colonel Francis Pickens Miller de l’OSS (USA)

et le colonel Gilbert Renault (alias Rémy) pour le BRCA (France) furent en charge de monter le Plan Sussex.

Il y eut un autre projet similaire baptisé « Jedburgh » dédié à la coordination de l’action armée, sabotage et formation des maquis. Ces équipes étaient constituées d’équipes de 3 hommes parachutés en uniforme : un agent du pays recevant l’équipe, un Anglais et un Américain.

Le recrutement :

Le recrutement se fit dans toutes les armes de l’Armée française (terre, air, mer). Quelques volontaires, échappés de France par la voie des mers : soit de la Bretagne, soit ayant passé les barrages établis par l’ennemi au niveau de la ligne de démarcation, puis en transitant par l’Espagne et son sinistre camp de Miranda, se présentèrent en Grande-Bretagne, mais la plupart provenaient encore d’unités basées en Afrique du Nord.
Sur les 355 volontaires tous Français qui avaient été présélectionnés, 120 furent retenus après avoir subis des examens, des interrogatoires et des tests psychologiques très poussés. Les volontaires avaient entre 17 et 26 ans. Seuls quatre avaient plus de 30 ans.

L’entraînement :

Ces 120 agents mutés au BCRA (Bureau Central de Recherche et d’Action) ; les services secrets de la France libre, ont été soumis à un entraînement intensif pendant plusieurs mois et formés à la technique du renseignement militaire par des instructeurs britanniques du Secret Intelligence Service (SIS) et américains de l’Office of Strategic Services (OSS)

à l’école de « Praewood House » près de St-
Albans à une quarantaine de kilomètres de Londres.
L’instruction comprenait toutes les matières susceptibles de servir lors des missions de renseignements à accomplir. L’activité physique très soutenue était dirigée par des sous-officiers des commandos de sa Majesté et par des Marines américains les sergents Robichaud et Homola.
Louis Guyomard un agent Sussex raconte : « Les deux moniteurs en question furent pour nous de bons camarades, et des enseignants efficaces, mais… c’était parfois douloureux. On faisait tous les matins de l’entraînement au close combat pour pouvoir nous défendre en cas d’agression, mais surtout en cas de nécessité à tuer proprement, sans bruit et à mains nues en brisant les vertèbres cervicales ».
L’instruction portait également sur la connaissance des matériels ennemis : aviation, blindés, véhicules de tous types, reconnaissance des unités allemandes, grades, totems d’unité, son ordre de bataille, etc. »

« On apprenait aussi à piloter les véhicules que l’on aurait peut-être à utiliser en dehors de voitures, tels que des camions, des cars, des motos (connaissances peu courantes à l’époque), etc.
A l’étude également le sabotage avec manipulations de toutes sortes d’explosifs dont le nouveau plastique, grenades, et autres « farces et attrapes ». Il y avait aussi des combats de boxe pour tester la combativité.
La topographie et l’orientation étaient par ailleurs au programme. L’enjeu était de savoir transmettre les coordonnées de futurs terrains (DZ) pouvant servir aux divers parachutages d’hommes et de matériels, voire de baliser un terrain pour l’atterrissage nocturne (pick up) d’avion de liaison type Lysander.
Parmi les matières les plus importantes, en tout cas pour les « radios », se trouvaient les cours de chiffres pour apprendre à crypter et décrypter les messages. Le complément indispensable à cette formation était bien sûr se familiariser avec les postes que les agents auraient à utiliser en mission. Il fallait aussi savoir disposer, orienter et camoufler l’antenne, un simple fil électrique en acier de 6 à 8 mètres environ, qu’il fallait disposer de différentes manières, soit en ligne droite, soit en V, soit en L, etc., ceci permettant d’obtenir la meilleure réception possible selon l’endroit où se trouvait le radio. Ces postes étaient déjà très performants, puisque des liaisons radio Londres-Saïgon avaient déjà été réalisées. Ces postes de radios de conception américaine ou anglaise tenaient dans des valises d’apparence ordinaire de style civil et fonctionnaient uniquement en « graphie », c’est-à-dire en morse.
La formation se terminait par le stage parachutiste qui durait une semaine et se déroulait dans la fameuse école britannique des troupes aéroportées, à Ringway, près de Manchester.

Les parachutages en France occupée :

Les équipes Sussex ont été divisées en :
25 binômes Sussex/Brissex opérant en zone d’action britannique.
29 binômes Sussex/Ossex opérant en zone d’action américaine.
Les équipes Sussex ont effectuées 53 missions :

  • Les 2 premières équipes, dont une femme Jeannette Guyot, ont été parachutées dans le cadre de la mission « Pathfinder » (éclaireurs) dans la nuit du 8 au 9 février 1944 sur Loches (Indre et Loire) pour préparer l’accueil et les terrains de parachutage (DZ) des futures équipes qui seront dispatchées à partir d’avril 1944.
  • 52 équipes Sussex, dont une autre femme Evelyne Clopet (Mission Colère en juillet 1944), furent ensuite parachutées d’avril à septembre 1944.

Équipement :

Chaque agent Sussex était muni d’un équipement très complet qui lui permettait d’assurer sa mission en territoire occupé (1 pistolet Colt 45 calibre et 50 cartouches, 1 dague de commando FS, 1 stylo lance gaz lacrymogène, 2 grenades « Striker », des cartes routière GSGS et Michelin de la région au 1/50 000 & 1/100 000, 1 télescope de poche, 1 couteau d’évasion à plusieurs lames, 1 boussole, des pilules K permettant de rester éveillé plusieurs jours d’affilée et bien sûr 1 pilule de cyanure pour se suicider et éviter de parler sous la torture en cas d’arrestation.

Communication avec Londres :

Chaque agent possédait un poste émetteur / récepteur (SSTR-1 américain ou Mark 7 anglais), pour communiquer avec Londres. Certaines équipes, surtout après le débarquement, furent équipées de postes spécifiques à ultra haute fréquence (UHF) dénommés S-Phone ou « Klaxon » (dénomination spécifique au plan Sussex). Le S-Phone, radio à deux voies, a été inventé par la section radio du SOE (Spécial Opération Exécutive : bureau des opérations spéciales britannique). Il s’est avéré remarquablement efficace car émettant une onde dans un cône ascendant pratiquement indétectable par l’ennemie. Cette radio permettait des communications sol-air directement avec un opérateur radio dans un avion.
Il est à signaler que l’escadrille spéciale 226 de la RAF (Royal Air Force) composée d’avions « B25 Mitchell » sous le commandement du Squadron Leader Whinne y fut créée spécialement pour les missions Sussex qui utilisaient ce S-Phone.
Des aviateurs français, parmi lesquels se trouvaient Joseph Kessel le célèbre écrivain et journaliste et son ami André Bernheim, ont été intégrés au sein du Squadron 226. Ces derniers se tenaient en liaison phonique avec les équipes « Sussex » au sol qui pouvaient ainsi guider les attaques de l’aviation et de l’artillerie alliées sur les concentrations de chars et de toutes les troupes ennemies.

Des agents Sussex participent à la libération de Paris avec la « T-Force » :

Un aspect méconnu des missions Sussex fut l‘intégration d’équipes Sussex à l’unité spéciale « T-Force » commandée par le colonel US Tompkins. Ces équipes munies de laissez-passer spéciaux prioritaires avaient pour mission de se rendre dans les différents états-majors allemands pour rechercher, identifier, récupérer ou arrêter tout individu (scientifiques, dignitaires, agents de la Gestapo, militaires de haut rang et traitres français), et bien sûr s’emparer des documents et archives allemandes (armement, V1, V2, avion à réaction, sous-marins etc.) susceptibles d’intéresser les Alliés.

Le lourd bilan des missions Sussex :

Aujourd’hui encore le nombre exact des arrestations, des morts et disparus au cours de ces missions n’est pas formellement établi, particulièrement pour la partie des agents ayant participé aux missions anglaises. Enfin les rapports de disparitions et les circonstances des arrestations sont très synthétiques.
Ce qui suit n’est pas exhaustif ni définitif :
Quatorze membres d’équipes Sussex sont morts au cours de leurs missions.
Parmi eux le capitaine Jacques Voyer, Compagnon de la Libération à titre posthume qui, en dépit de son jeune âge (21 ans), était déjà un des agents secrets les plus aguerris de la France libre. Blessé et capturé le 10 juin 1944 alors qu’il observe un convoi près de Chartres, il est torturé pendant 8 jours avant d’être fusillé le 27 juin 1944. Le capitaine Jacques Voyer a été fait Compagnon de la
Libération à titre posthume.
Les sous-lieutenants Evelyne Clopet, André Noël, Marcel Biscaïno, Aristide Crocq et Roger Fosset sont arrêtés le 9 août 44 emmenés à la Kommandantur de Vendôme, et là, sont torturés toute la nuit et seront sauvagement assassinés le 10 août 1944 au matin, leurs corps retrouvés dans une carrière à Saint-Ouen (Loir-Et-Cher).
Tous ces agents reçurent les plus hautes distinctions anglaises ou américaines, en complément des distinctions françaises.
Jeannette Guyot fait partie des 2 seules femmes décorées de la Distinguished Service Cross au cours de la Seconde Guerre mondiale, deuxième plus haute décoration américaine après la médaille d’honneur du Congrès. Virginia Hall est l’autre femme, et travaillait pour l’OSS.
René Veuve a été inhumé au cimetière d’Arlington (USA) en mars 2013 ce qui constitue un rare privilège.

Le colonel Passy Dewavrin chef du BCRA (Bureau Central de Recherche et d’Action basé à Londres) dira :
« Le plan Sussex fonctionna parfaitement et obtint des résultats qui dépassèrent largement les prévisions ».
Le Général Donovan, commandant en chef de l’OSS (Office of Strategic Service) à l’état-major du Général Eisenhower déclara à l’occasion de remises de décoration en décembre 1944 sur les Champs-Élysées :
« Vous les Sussex avez été l’avant-garde alliée et avez fait un travail capital et déterminant pour la victoire ».

Dix-sept agents Sussex recrutés localement et identifiés à ce jour furent tués. Cinq agents Sussex arrêtés, dont deux déportés, ont été soit libérés soit évadés.

Le Café du Réseau Sussex

Après la guerre, les agents survivants avaient l’habitude de se réunir une fois par mois lors d’un diner dans le café, situé 8 rue Tournefort dans le 5ème arrondissement, où ils avaient été cachés par Madame Andrée Goubillon. Ce café fut repeint à la Libération en septembre 1944 par les Anglais du SIS (Secret Intelligence Service) et baptisé « Café Sussex ». Hélas ce café n’existe plus et Madame Goubillon est décédée en 1988. Le maire du 5ème arrondissement a dévoilé une plaque commémorant le rôle du café et de sa propriétaire durant la guerre. La réplique de cette plaque commémorative est exposée au musée.

Le Plan Proust

En marge du Plan Sussex et sur le même principe, fut mis en œuvre un plan bipartite franco-américain complémentaire baptisé « Plan Proust » dépendant de l’OSS.
Alors que le Plan Sussex est lancé depuis plusieurs mois et déjà entré dans sa phase opérationnelle, l’état-major américain s’attend à d’énormes difficultés après le débarquement. Il souhaite donc renforcer le nombre des équipes de renseignements opérant en France. Les missions à venir ne sont pas encore définies mais elles s’inscriront elles aussi dans le cadre de l’opération gigantesque Overlord.
En mars 1944, la campagne de recrutement en Afrique du Nord commencée pour Sussex se poursuit au profit de Proust. Ceux-ci vont débarquer en Angleterre par petits groupes ou individuellement.
Ainsi le 6 mars 1944 quelques-uns des futurs agents Proust embarquent à Alger accompagnés des dernières recrues de Sussex. Ils débarquent à Liverpool le 17 mars, suivent le circuit traditionnel des nouveaux arrivés en Angleterre en passant les formalités de sécurité. La montée en puissance de ce nouveau plan ne va pas sans difficulté. Des volontaires se « perdent » entre Alger et Londres, d’autres se voient affectés dès leur arrivée à des missions sans rapport avec Proust.
Certaines recrues sont finalement refusées, n’ayant pas le niveau souhaité par les responsables du plan. Proust éprouve de la difficulté à se mettre en place. En effet Sussex qui est déjà en phase opérationnelle absorbe l’essentiel des moyens et conserve la priorité pour l’entraînement, l’équipement et les transports.
C’est à la mi-avril que l’entraînement d’une cinquantaine d’agents sélectionnés va pouvoir commencer.

La formation Proust

Le déploiement du Plan Sussex en France libère des instructeurs américains qui désormais peuvent se consacrer à Proust. Les agents des deux missions vont recevoir la même formation.
Au 21 mai 1944 l’effectif Proust compte 65 hommes.
Si l’on ajoute les quelques officiers français de liaison BCRA/OSS partie prenante de ce Plan, nous avons une idée précise de l’effectif français pouvant prétendre être passé par le Plan Proust, soit moins de 80 personnes.
La mise en place des missions se fera essentiellement par parachutage à l’exception de deux équipes transportées par la section maritime de l’OSS et déposées par PT boat, et deux autres équipes déposées par avion.
A la fin de l’été 1944, la tête de pont américaine sur le continent est jugée suffisamment solide pour que les services spéciaux alliés mettent fin aux missions « Proust » et « Sussex ».
Fin août, le petit nombre d’hommes encore à l’entraînement en Angleterre est envoyé en France. Ils sont répartis dans les « Field Detachment » (SI/OSS) qui accompagnent les 3ème et 7ème Armées Américaines, pour les aider dans leurs opérations d’éclairage et de renseignement, ou bien ils sont affectés à la base OSS de Paris qui viens d’être libéré.
La plupart rentrent à la DGER (Direction Générale des Études et Recherches) qui leur proposera d’autres missions.

Des agents Sussex participent aux missions « HEBE » en Allemagne en 1945 :

Cette mission avait pour but était d’obtenir des informations militaires, économiques et politiques en procédant à l’interrogatoire de tous les prisonniers de guerre, les déportés politiques et les ouvriers évadés et aussi identifier et interdire dans la mesure du possible l’entrée en France d’éléments suspects ou ennemis.

« Sussex », « Proust », « Jedburgh », tous ces personnels prennent des destinations diverses :
La DGER en détache un grand nombre dans les dix-neuf centres de filtrage des prisonniers et déportés de France et d’Allemagne (CPAF) pour leur confier des opérations de contre-espionnage. Tous les rapatriés quelle que soit leur nationalité, subissent dans ces centres des interrogatoires de sécurité, les services spéciaux essayant d’obtenir d’eux des renseignements d’ordres stratégiques, politiques ou
bien encore économiques.

Les plans Sussex et Proust sont bien terminés.

D’autres missions de renseignement « Vicarage » SAARF (Special Allied Airborne Reconnaissance Force) et de sécurité militaire « Hébé », « Nulton », « Nicotine » etc. utiliseront ces personnels. Quelques Sussex et Proust partiront pour des missions en Extrême-Orient (commando Conus, mission Kay2, Force 136).
Mais ceci est une autre histoire…

Un musée rend hommage à ces missions si secrètes et particulières :
Le MM PARK à LA WANTZENAU présente plus de 400 objets et souvenirs rarissimes liés aux plans « Sussex », « Proust » et au commando Conus !
En Alsace, à 12 km au nord de Strasbourg, cette exposition unique en Europe présente sur plus de 7000m2 une gigantesque collection consacrée à la Seconde Guerre mondiale et aux principaux belligérants :
Des centaines de mannequins, de véhicules blindés, camions, véhicules légers et motos, objets personnels, un avion, une vedette allemande à flot en bassin etc.

Le livre « Le Plan Sussex » (édition Histoire & Collections) abondamment illustré ainsi qu’une très belle reproduction du rare insigne Sussex en émail sont en vente à la boutique du musée et sur le site du MM PARK.

http://www.mmpark.fr/index.php?p=boutique&ref=LPLS